« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
par Julia Leblanc Lacoste
Voir Arturo Ui et connecter avec le Théâtre avec un grand T, celui qui nous fait passer dans la grande Histoire. Où l’on pense à Novarina « jouer c’est passer au dessus ou en dessous ». Le Théâtre où tout est intelligent, référencé dans chaque signe choisi, sans être pédant : juste, vrai, grand. Où l’acteur tire les fils, sculpte les mots les étire, les malaxe les tape les mange – bonheur d’entendre la langue germanique sous titrée de Brecht éclater dans toute sa profondeur et sa guturalité- où le corps se tord se distend se théâtralise dans une maitrise absolue de l’instrument, l’accès à une détente incommensurable permettant de raconter la tension la plus élevée, la naissance de la poésie par l’organicité. De ces bonheurs théâtraux qui nous font sentir plus grands. Une pierre blanche dans le ciel de la rentrée.
Alors pensez-bien que lorsque le Théâtre de la Ville offre quelques jours après cette représentation de la résistible ascension d’arturo Ui -reprise exacte de la dernière mise en scène succès de Heiner Muller en 1995- la possibilité d’assister à la projection du film Anatomie Titus Fall of Rome, réalisé par la dernière compagne d’Heiner Muller, on se rue! Imaginez donc un film triptyque installation sur 3 écrans, dans le prolongement de la pièce composée en 1984 par Heiner Müller mettant en parallèle les mots de Müller et ceux de Shakespeare dans Titus Andronicus, présenté comme une véritable dénonciation de la mondialisation, avec en tête d’affiche -pardonnez du peu- mademoiselle Jeanne Moreau et mademoiselle Anna Müller, fille de son père.
De là provient sans doute le malentendu sur la programmation de ce film… compagne de, réalisant un film avec la fille de, avec l’aval d’une grande dame du théâtre (Jeanne Moreau), avec les mots de Shakespeare, de Heiner Mûller, politisation du propos au sens noble du terme. L’achat de la soirée s’est elle limitée à la simple lecture d’un dossier de presse alléchant sans visionnage préalable dudit film? Car tout le contenu de ce « film-installation » a généré en moi de la colère -pas une colère constructive mais celle qui monte en nous lorsque nous avons la vaste sensation d’avoir été berné- ; tout ce qui était intelligent, fin, drôle, ludique, inventif, référencé dans la pièce de Brecht était là creux, lourd, ringard, surligné, maladroit, prétentieux, déclamé, ânonné, désincarné. Regards, corps, images vides, flottants. Faire pour faire, collé. On intègre des danseurs qui ne dansent pas, des chanteurs qui ne chantent pas, des décors qui écœurent, du faux kitch années 80 pas assumé, le 3ème degré est espéré mais on comprend rapidement que tout se prend délibérément au sérieux, que rien ne décollera. -Les fausses chorégraphies dans le désert façon Lawrence d’Arabie donnent d’abord envie de rire, puis de pleurer-. Pourtant l’idée de faire donner le texte de Shakespeare par des quidam du monde entier, touareg, chinois, homme d’affaire américain n’était pas inintéressante mais l’absence totale de direction d’acteur et d’incarnation, de parti pris dans l’image font oublier tout et ne laissent en nous que souffrance et désarroi. Sensation d’assister à la projection du premier court métrage d’un étudiant en audiovisuel. Une bouffée de soleil et de vérité, le temps d’une seconde au milieu d’1h30 de néant: la profondeur du regard d’une jeune femme voilée au milieu d’une foule qui en dit bien plus long que la vaste fumisterie de l’ensemble.
Quel immense privilège de revenir le lendemain au Laboratoire de Formation au Théâtre Physique chargée de ces expériences contradictoires d’acteur spectateur : la mise en scène d’Heiner Muller comme Totem de nos expérimentations, exigence, mise en abime, explosion du 4ème mur, Foi, travail, conviction que le spectateur n’est pas un imbécile, force de la Troupe et la meilleure illustration de l’adage cher à Maxime Franzetti « partir de soi pour partir de soi ».