« Parce que nous sommes acteurs de théâtre et acteurs aux théâtres, parce que nos passions sont à la fois sur la scène et devant la scène, ici suivent des pensées d’acteurs (jeunes créateurs en « exercice ») et de critiques de théâtre (jeunes spectateurs en « exercice »).
par Aurore Migeon
Etant Donnés, texte : Jan Fabre, mise en scène : Markus Öhrn.
« Contrairement aux autres statues, les poupées sont toujours là pour se faire violer. »
Après avoir exposé les dérives de la société patriarcale dans laquelle baigne notre culture occidentale dans sa première mise en scène, Conte d’amour, présentée au Festival d’Avignon cet été, Markus Öhrn (plasticien et vidéaste suédois) a présenté la semaine passée une deuxième mise en scène/performance au Théâtre de Genevilliers. A la demande du théâtre, il a travaillé sur un texte de Jan Fabre, Etant donnés, inspiré de l’ultime installation de Marcel Duchamp Etant donnés : 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage.
Le texte de Jan Fabre est un solo écrit pour sa muse, dialogue entre elle-même et son vagin. L’approche de Markus Öhrn est d’entrée de jeu contestataire et critique, puisqu’il a tout simplement trouvé l’idée de ce dialogue « absurde », objetisant le corps de la femme d’une manière pornographique. L’axe qu’il choisit pour aborder le texte est de creuser radicalement ce caractère pornographique jusqu’à l’implosion. La communication autour du spectacle est sans équivoque « Pour un public averti, certaines scènes peuvent heurter la sensibilité du public par leur caractère pornographique. »
Au point de vue scénographique, Etant donnés fonctionne comme le dispositif de Conte d’amour, ici épuré et réduit à la stricte nécessité. Un écran géant au milieu du plateau surplombe la pièce rectangulaire dans laquelle les acteurs seront cachés du public tout en étant surexposés par les images qu’ils filment eux-mêmes, directement retransmises sur l’écran. La vidéo est prédominante sur le plateau de Markus Öhrn, puisque c’est son médium de prédilection ; c’est aussi sur l’utilisation de la vidéo que repose Etant donnés.
L’écran s’allume, le metteur en scène apparaît, affublé d’une cagoule SM – de même que son partenaire « muse », Jakob Öhrman, acteur grandiose de Conte d’amour, qui se tient derrière lui. Il présente son travail avec humilité et sympathie, avant de nous lancer, sur le même ton, un avertissement dont la cocacerie provocante est aussi jubilatoire qu’inconfortable. Ainsi, Markus Öhrn invite tous les spectateurs ayant « des problèmes » avec la violence physique, la violence sexuelle, l’objetisation du corps de la femme et l’objetisation du texte de Jan Fabre à quitter la salle. Deux minutes s’écoulent dans le silence, où chacun se retrouve face à soi, dans ce qui peut ressembler à une prise d’otage. A l’exception de certains tordus, j’imagine que personne n’a vraiment envie de voir ce genre de faits, pourtant, on reste, donc on accepte de donner lieu à cette violence ; non sans une petite tergiversation introspective de « pourquoi je reste » dont la réponse est certainement plus à chercher du côté de l’enthousiasme d’une transgression théâtrale que d’un regard pervers.
Une première session vidéo s’engage, sur les codes du casting coach (ou porno sur canapé) où de jeunes filles en manque d’argent ou de notoriété se laissent forniquées machinalement par des directeurs de casting en plein possession de leur puissance. Canapé noir, cadrage banal, silence glauque, jeune femme timide à la tenue vulgaire et cheap, rien ne manque pour faire de cette vidéo un coach porno véridique. Nadine Dubois, jouant son propre rôle, est castée par Markus Öhrn, jouant son propre rôle, pour un travail sur le texte Etant donnés de Jan Fabre, qui doit être présenté à Paris. L’effet de réel est là, avec la mise en danger qu’il implique (non sans une petite pointe d’humour). Après s’être assuré que l’actrice accepterait d’être nue si elle obtenait le rôle, Markus Öhrn lui propose de passer un essai. La vidéo se coupe, les trois acteurs sortent de la coulisse, les uns après les autres (les hommes cagoulés au pas déterminé d’abord, suivis de la frêle victime Nadine qui tangue sur ses talons à plateforme) traversent le plateau et rejoignent la pièce qui nous fait face, sans la moindre attention vers nous.
Ici commence la véritable performance, les acteurs étant installés jusqu’à la fin entre ses cloisons qui les séparent dangereusement de nous, impuissants. Les cloisons sont éclairées d’une lumière rouge aussi érotique qu’inquiétante (rappelant celle de la lampe à gaz dans l’installation de Duchamp). Le moment fatidique arrive. Une poupée gonflable, réplique en plastique de Nadine Dubois, est allongée sur le canapé, dénudée, léchée, puis pénétrée brutalement par les deux acteurs cagoulés, armés de godes ceintures au réalisme grotesque. A grand renfort de gel lubrifiant, les deux bourreaux, mâles dans toute leur splendeur, vont « laminer » (qu’on me pardonne, mais c’est ça…) leur jouet à trous incessamment, vainement, violemment, et sans interruption pendant près d’une heure.
Là où la mise en scène de Markus Öhrn est brillante, c’est qu’elle rend compte de la puissance symbolique du théâtre, et de fait, la pornographie s’auto détruit lorsqu’elle est poussée à son paroxysme. Verges, poupée, tout est faux, et pourtant, le spectacle est d’une violence confondante, dégoutante et nauséabonde. Le propre de la pornographie, c’est de réduire les êtres à leurs parties sexuelles, donc de les objetiser – réduction qui est toujours adoptée du point de vue masculin ; dans Etant donnés, il n’y a que des objets, et pourtant, voir une poupée gonflable se faire détruire par des phallus en plastique est abject. Etant donnés prouve que les symboles fonctionnent bien que nous soyons abreuvés d’images de violence qui repoussent toujours les limites du supportable, et que la pornographie et l’utilisation qu’elle fait du sexe féminin est devenue une convention qui banalise l’instrumentalisation féminine dans les comportements sexuels. Etant donnés ne fait que reproduire presque exactement le contenu d’une quelconque vidéo porno, et pourtant, transposé au théâtre, ce contenu heurte.
Le texte de Jan Fabre, quant à lui, est mis à mal suivant le même processus d’auto destruction : la parole de cette femme poupée divisée (et par là même réduite) entre elle-même et son vagin, débitée par la vraie Nadine Dubois, hors champ, ne fait que corroborer la violence des actes que l’on voit. Texte écrit par un homme pour sa muse : ce qui se veut hommage est en fait dégradation.
Et puis, l’horreur fait place à la lassitude, car si le but du porno est la jouissance, l’acte sexuel dont nous sommes les témoins n’a aucune finalité, puisque tout est en plastique. De même que le texte de Jan Fabre, inéluctablement complice des images que nous voyons puisqu’il pose un regard identique sur le corps de la femme, devient insupportable, ce vagin parlant dénonce une projection mentale masculine ridicule.
J’atteins le stade de l’écœurement absolu lorsque finalement, bouche, vagin, langue et phallus de plastique s’entremêlent et se confondent dans une viscosité toute lubrifiée à vomir.
Etant donnés est un spectacle d’autant plus déroutant qu’il est exécuté avec un grand engagement et sans le moindre commentaire, ce qui brouille les pistes de l’avis qu’a le metteur en scène sur l’objetisation du corps féminin. En effet, le fait qu’il se serve de cette violence pour la dénoncer, c’est malgré tout continuer à la faire exister. C’est ici que je trouve le travail de Markus Öhrn magistral et intelligent, puisqu’il se contente de nous la montrer, et c’est cette exposition qui permet la réflexion du côté du public. Il ne nous oriente pas, il l’expose. L’exposition est le geste théâtral par excellence, absolument nécessaire. Et si cette exposition monstrueuse « est donnée » telle qu’elle, elle n’est pas pour autant gratuite. C’est ce qui fait la puissance du travail de Markus Öhrn et de ses acteurs : ils savent parfaitement pourquoi ils le font. Ainsi, le metteur en scène peut laisser le spectateur seul face à l’œuvre, prenant aussi le risque qu’il ne la comprenne pas.